1991: Vive la radio

photo: Jean-Michel Sauvage, commissaire général de Vive la Radio accueille le Président de la République François Mitterrand au CNIT La Défense

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l’occasion du colloque et de l’exposition « Vive la radio », sur la liberté de l’information et les radios libres, La Défense, le 25 octobre 1991.

Monsieur le président et cher ami, Mesdames, Messieurs, Vive la radio ! Vous fêtez les dix ans d’une liberté nouvelle : la liberté de la radio. Je vous remercie. Vraiment je vous remercie de m’avoir convié à cet anniversaire ! Je ne m’y sens pas tout à fait étranger. Responsables de radios locales ou nationales, commerciales ou associatives, publiques, privées, le paysage radiophonique que vous dessinez quotidiennement de la France, est à l’image de notre pays dont Fernand Braudel a dit qu’il devrait se nommer « diversité ». Je m’en aperçois tous les jours, sans m’en plaindre.

La variété de vos programmes reflète le pluralisme des goûts, des cultures, des idées qui caractérisent notre société. Vos statuts différents renvoient à autant de philosophies de l’entreprise mises au service d’un même objectif : vous voulez rencontrer le public. J’écoutais comme vous avec le plus vif intérêt ce que disait M. Bleustein-Blanchet qui, en effet, a été le pionnier de la radio et qui a pu jusqu’à ce jour en suivre l’évolution, à la fois comme un expert incomparable et aussi comme un militant de premier ordre. Vraiment je tiens à lui dire merci à mon tour, car il est de ces hommes qui créent, qui inventent, qui construisent et qui sont capables de consacrer une vie à leur passion. Aujourd’hui, nous disposons d’une grande richesse radiophonique.

Elle nous est devenue familière au point précisément que cet anniversaire est utile. Sans quoi, on aurait tendance à oublier tous les combats qui ont été nécessaires pour garantir le plein exercice de la liberté de la radio. Je me souviens qu’il y a très longtemps, enfin entre 40 et 50 ans, ce qui n’arrange pas mes affaires, monsieur le président vous écriviez : « Peut-être un jour, aurai-je à prendre position sur cette fameuse question de la liberté de la radio. Mais ceci est une autre histoire, et je préfère ne pas anticiper ».

Seulement voilà, j’ignorais à l’époque à quel point nous devrions, malgré nous, attendre car, je le répète, plus de 40 ans se sont écoulés avant que la question ne fût à nouveau posée. En 1980 – ce sont des références qui sont dans votre esprit, pardonnez-moi de les rappeler, mais c’est pour la commodité du discours – il n’y avait encore qu’une dizaine de radios. Vous en avez cité le chiffre tout à l’heure : elles sont au nombre de 1800 aujourd’hui. Pour en arriver là, il a fallu qu’à la fin des années 1970 certains prennent le risque d’émettre et d’encourir les foudres de la répression. Une répression peu clairvoyante comme la plupart des répressions. J’en ai moi-même un souvenir personnel, qui ne devrait pas être avoué ; mais enfin ici nous sommes entre nous. Je revendiquais simplement le droit à une expression plus libre et mieux partagée. J’étais animé par cette volonté et j’ai voulu que fût inscrit enfin dans la loi en 1981, puis en 1982, ce principe, ce droit et qu’il soit étendu à l’ensemble des moyens de communication audiovisuelle. Cela a été la fin du monopole ! Un monopole ancien, très ancien puisqu’il trouvait sa source dans l’édit sur la poste signé par Louis XI.

C’était la première nationalisation, je crois, on n’a pas attendu 1981 ! Nous avons été devancés par Louis XI et combien d’autres monarques, jusqu’à Poincaré, qui n’en était pas un, mais qui n’était pas spécialement porté non plus vers la liberté d’expression. Ils ont tous suivi ce texte de Louis XI. Les choses ont peut-être un peu changé depuis lors. Quelquefois, quand je lis les déclarations d’un certain nombre de responsables politiques, naturellement de l’opposition, j’ai l’impression que cela n’a pas changé. Ce texte inspiré par le souci de contrôler la loyauté des sujets du Roi, servit de base au monopole du télégraphe, monopole institué en 1793, élargi en 1837 à tous les moyens de transmission de signaux. Le rapporteur de la loi de 1837 notait : « L’esprit humain étant inépuisable en ressources nouvelles, (c’est un compliment), il faut prendre soin de réglementer ce qui n’est ni connu, ni imaginé ».

C’est une prudence, une grande prudence qui est tout à fait caractéristique d’une certaine conception de la société. Conception à laquelle on retourne de temps à autre, il faut le dire, avec un curieux plaisir. En effet, curieuse approche que de vouloir réglementer ce qui n’existe pas ! En 1923, l’émission et la réception de signaux radioélectriques furent naturellement coulés dans ce moule. Il n’a pas changé jusqu’en 1981, même si, à une certaine période, je pense aux années 1930, il y eut quelques souffles de liberté. L’histoire de la radio, vous l’avez vécue, monsieur le président, comme vous l’avez brièvement rapporté. Vous savez mieux que quiconque qu’elle est faite d’épisodes où se sont mêlés l’acharnement des pionniers, l’engagement de citoyens épris de communication, et qu’elle s’est conjuguée, chaque fois, avec les combats pour la démocratie. Les choses sont liées. Moyen de s’adresser directement au plus grand nombre, la radio a très vite séduit les régimes totalitaires. Car quel meilleur moyen de faire pénétrer une propagande dans chaque foyer ? Mais, finalement, elle s’est retournée contre eux. Car, se jouant des frontières, elle a diffusé dans l’Europe occupée, époque que vous rappeliez aussi à l’instant, l’esprit de résistance. Avant la défaite de 1940, c’est Léon Blum qui déclarait ceci : « Il n’est pas de murailles imperméables aux ondes ». (On pourrait dire que c’est une évidence, mais il fallait la répéter).

« Dans ces conditions, le dessein de dissimuler la réalité d’un événement, dessein blessant, et difficilement supportable en soi, devient proprement absurde parce que tout peut désormais se savoir ». J’ai moi-même pensé de la sorte. Comment perpétuer un monopole d’Etat à une époque où éclataient dans tous les sens les nouveaux moyens techniques de diffusion ? Deux, trois, quatre, cinq, six… Impossible à contenir dans les mêmes mains et dangereux. Beaucoup de mes amis, dont les meilleurs esprits, souhaitaient perpétuer un système admis et reconnu depuis l’origine. Et puis, il y a les services de l’Etat, quels que soient les choix politiques des différents gouvernants. Il y a le sens et le service de l’Etat, et je comprends cela. Mais dans cette matière, dans ce domaine, ce n’était pas acceptable.

Ce n’était pas acceptable, d’autant plus que désormais, moins encore qu’avant 1940, il n’est plus de murailles imperméables aux ondes. Certains disent : dommage ! J’ajoute : tant mieux !Léon Blum en tout cas exprimait une intuition qui annonçait le combat, votre combat. Si l’on voulait faire de ce combat un combat de la vérité contre le mensonge, c’est peut-être un peu rêver. Mais sans s’attarder à des critiques parfois justifiées, ce qui est vrai c’est que plus il y a de citoyens à même de s’exprimer et de communiquer, plus grande est la diversité exprimée par Braudel, plus grande aussi est la chance de diffuser une vérité ressentie en profondeur par un pays comme le nôtre, très attaché depuis longtemps aux conquêtes des Libertés.

On écoute, on sait que c’est bien cela la vérité d’une démocratie et que toutes les erreurs au passage s’effacent devant ce suprême bien qui lui, comme un grand juge, tranche finalement de tout, et qui s’appelle la « liberté ». Je pense que sans la radio, comme le dit votre slogan, « la vie serait muette ». C’est une constatation d’évidence, mais les évidences doivent être souvent rappelées. Je me demande même si je ne passe pas l’essentiel de mon temps à cela. Sans la radio la démocratie aussi serait muette. C’est pourquoi, résumons : j’ai voulu que la France, qu’en France, cette radio fut libre.

Depuis dix ans elle est entrée dans les textes ; elle est entrée dans les faits ; elle est soumise, certes, encore à des contraintes : celles de la technique, qui ne permettent pas toujours à chacun d’entre vous d’obtenir les fréquences escomptées ; c’est aussi la contrainte du marché qu’il faut savoir dominer. A quoi servirait la multiplication des radios si elles se contentaient de diffuser les mêmes sons, oubliant la mission que Jean Tardieu leur assignait : « saisir au-delà du nécessaire divertissement, les bruits plus profonds de l’époque ». Concilier l’intérêt économique légitime des entreprises et les obligations plus vastes du pluralisme culturel est une alchimie délicate.

Et je pense que quelques-uns de ceux qui m’écoutent le pensent avec mélancolie. C’est très difficile. Je me souviens de la discussion ardue que j’ai dû soutenir en 1981 et en 1982. Une fois les radios devenues libres, fallait-il leur accorder la publicité ? Je me souviens d’avoir tranché avec le gouvernement de l’époque dans ce sens. Pourquoi ? Parce que je ne voulais pas d’une liberté hypocritement consentie. La liberté – que de fois l’ai-je répété depuis tant d’années, mes amis le savent – n’existe pas à l’état naturel. C’est l’homme qui l’impose après l’avoir définie et qui crée les conditions de son exercice. Et il n’y aurait pas d’exercice de la liberté s’il n’y avait pas les moyens de la faire vivre.

Concilier cet intérêt économique dont j’ai parlé nous a permis quand même de trouver un certain équilibre. C’est le fruit d’une réglementation pragmatique, d’une régulation désormais assurée par une autorité indépendante. Il a fallu accepter des sacrifices, accepter aussi la critique, mais elle est inévitable et en soi, elle est saine. Quelquefois, il arrive de regretter que l’audace des pionniers ait un peu cédé le pas au profit de programmes moins imaginatifs. Enfin le résultat est là. Le paysage radiophonique est riche.

Il s’organise progressivement et prévenez-moi si vous constatez finalement que le règlement de la liberté étouffe la liberté. Mon choix est fait d’avance. Je vous en informe, cela vous donne quelques latitudes, n’hésitez pas à me le dire, bien que je fasse toute confiance à ceux qui en ont aujourd’hui la charge. Fort de ses quatre réseaux nationaux, de ses quarante-sept radios locales auxquelles s’ajoutent Radio Bleue, sans parler de RFO et de RFI, le secteur public a su, je le crois, s’adapter à une concurrence accrue. Il a continué de jouer un rôle de référence en matière de programmes, d’innovation technique. Il est resté fidèle à ses exigences.

Je veux quand même dire un mot de lui. Puisqu’il y a liberté, il y a celle-là aussi : traiter tous les genres, être un outil de diffusion de notre culture, contribuer au patrimoine de demain, encourager la création, bref, faire écouter la différence. Du côté du secteur associatif, il y a eu des espoirs déçus, mais malgré cela j’observe que ce secteur continue de servir le pluralisme social et culturel. Radios de villes, de villages, radios communautaires, confessionnelles, radios scolaires, radios de service, elles sont quelques quatre cents au coeur de la démocratie locale. Et on ne pourrait admettre que ces radios fussent privées du droit à la parole au nom d’une conception trop étroite du marché. Il faut les soutenir.

Enfin, le secteur commercial a connu un grand essor en créant, à côté des radios périphériques, des réseaux musicaux, thématiques dont le succès se révèle croissant et que j’aimerais bien voir s’élargir – c’est un autre domaine, mais voisin – à la télévision. L’esprit d’entreprise a trouvé un nouveau terrain. La radio française joue un rôle de premier plan en Europe. Et il est bon que pour s’implanter à l’étranger – ce qu’elles font déjà avec succès, notamment dans les pays de l’Est – les radios puissent d’abord se renforcer en France. Mais à la condition qu’ellles continuent d’assumer – voyez il y a déjà des conditions – une responsabilité culturelle et notamment en matière de diffusion et de promotion de la chanson française. Ce n’est pas par patriotisme abusif.

C’est la volonté, tout simplement, d’exprimer ce que nous sommes, de servir nos créateurs, de faire valoir notre culture, notre langue et notre génie créateur. La radio, après tout, se nourrit de musique. Elle doit aussi la servir. Je sais que vous y êtes disposés, mesdames et messieurs. C’est pourquoi en 10 ans, nous sommes avec succès passés de quelques stations qui cherchaient à répondre au goût de tous à des centaines et des centaines de radios qui répondent, je l’espère, au goût de chacun. Initiant des acteurs de théâtre à la radio, lors du fameux stage de Beaune qui précéda la création du « Studio d’Essai », Jacques Copeau disait : « elle est un instrument qui vous parle à l’oreille dans une chambre silencieuse ». Il n’avait pas conçu à l’époque le fait que la radio s’introduirait partout dans les foyers comme les voitures, au point que quelquefois on est obligé de chercher assez loin « les chambres silencieuses ».

La radio saisit le son là où il est émis et le fait écouter partout à toute heure du jour et de la nuit. Elle donne le moyen de se connaître, elle fournit l’occasion de s’écouter. Elle permet d’être isolé sans être seul, d’être chez soi tout en étant ailleurs. Et, l’imagination n’a pas de limite, c’est la part du rêve. C’est aussi le besoin d’échapper à ce drame que chacun d’entre nous a pu vivre un moment et que tant d’autres vivent toute leur vie : celui de la solitude. La radio méritait d’être libre. Elle l’est. Ce n’est pas vraiment un coup de génie, ce n’est pas un miracle, c’est la moindre des choses que de l’avoir décidé. Et puis, elle va connaître de nouveaux changements.

On m’a présenté tout à l’heure la « radio du futur » ; c’est comme cela qu’elle s’appelle. Je crois que c’est vraiment la radio du futur. Et je pense qu’assez vite on dira que c’est la radio du passé. Cela va vite et tant mieux. Je pense à l’arrivée, notamment, des techniques numériques. La qualité d’écoute devient incomparable et les possibilités de diffusion s’accroissent. A chacun d’entre vous, mesdames et messieurs, d’agir dans le cadre de vos moyens, de vos responsabilités pour que tous ces progrès servent le pluralisme.

Il y a la liberté de la radio, vive la radio ! Alors, que la radio serve aussi la liberté. Votre aventure continue, votre réunion d’aujourd’hui le démontre. Vous êtes toujours sur une ligne de départ. Si vous étiez sur une ligne d’arrivée, comme ce serait triste ! L’avenir et le progrès sont dans vos mains. Il y a l’esprit de conquête et l’esprit d’invention. Alors, donnons-leur toute leur chance. C’est pourquoi je me permets de vous le dire – c’est mon rôle de vous le dire – je compte sur vous.